L’équipement de « Maudits Bl’héros » a été émaillé d’une petite anecdote qu’il me tarde de vous conter. Depuis le temps que l’on nous faisait le
reproche de ne point ouvrir de voies très faciles, c’est à dire en 4/5 maximum, nous avions dans la tête, Dominique et moi, de
démentir ce mauvais procès. La face Nord des Terres Maudites et ses immenses dalles compactes et
très propres sont tout à fait propices à ce genre d’exercice. De plus, même si cette face nord à été parcourue ces vingt dernières années dans tous les sens, mise à part la très belle Morzinoise, aucune autre voie
bien équipée ne la parcourt et c’est bien dommage. L’idée germa donc d’équiper une belle ligne dans les belles et vastes dalles compactes situées entre la voie du Darbon et la Morzinoise. Bien sûr, aucun exploit en
vue, l’itinéraire ne devant pas dépasser le 4. C’est ainsi que en tout début de matinée de ce mercredi 13 août 2003 nous remontons les 300 m de l’approche, les sacs chargés de spits et d’accus. Une cordée est déjà
dans la première longueur, deux autres nous talonnent. Le relais de la première longueur est
commun avec celui de la Morzinoise, puis nous partons tout droit, laissant de côté la grande traversée sur la gauche. Le rocher propre et bien structuré
nous permet une grimpe rapide, quasiment sans protection mis à part un spit à 5 m au départ pour marquer le démarrage de la voie. Arrivé au bout de la première longueur de 50 m j’entreprends la pose de deux points pour équiper
le relais. Quelqu’un m’interpelle alors du haut. N’ayant pas vraiment compris la question je lui demande de
répéter :
- Vous faites quoi là ?
Surpris par la question, j’hésite un instant à lui jeter une réponse ironique, puis finalement j’opte pour un laconique :
- Ben, nous essayons d’équiper une nouvelle ligne.
Vous remarquerez que j’emploie le modeste terme d’équiper et non pas d’ouvrir tant il est vrai que ces dalles ont déjà été parcourues de long et en large. L’individu, perché quelques 80 mètres au-dessus de moi,
rentre alors dans une fureur noire, dont voici quelques-uns des éléments les plus marquants :
- Y’a rien à équiper ici, vous allez envoyer les grimpeurs dans un piège, ils vont faire tomber des pierres…., z’avez qu’à passer dans la Morzinoise comme tout le monde.
Un piège, et pourquoi donc ? Les trois longueurs avant la grande vire sont
superbes avec au maximum un pas de 4 par-ci, par-là, et nous n’y voyons bien au contraire que du plaisir. Les pierres, en gravissant ces
longueurs, nous n’avons pas réussi à en décrocher, tant le cailloux est propre. De plus, nous avions décidé de passer sur la
gauche de la ligne de rappel complémentaire qui démarre de la grande vire (ligne d’ailleurs à
l’utilité discutable, car ça se descend très bien dans la voie et puis la plupart des cordées sortent au sommet de l’Avouille). Conciliateur, je lance :
- Ecoutez, la ligne me semble pourtant fort belle et agréable, et puis si ce n’est pas le cas, nous démonterons les rares spits que nous avons mis. Parcourez-la et vous nous donnerez votre avis (c’est vrai, tout est
discutable, encore plus quand on discute dans le calme et devant une bonne bière). Réponse rageuse de l’agité :
- C’est pas la question.
Ouaip, et à ce jour, nous ne savons toujours pas qu’elle est la question. L’homme de dialogue, de plus en plus énervé, continue de bramer. Passablement agacé, je lui demande :
- Mais vous êtes qui, vous ?
- Personne !
Hum, voyant que j’avais manifestement affaire à un courageux, je baissais la tête, histoire d’en rester là. Mais l’homme, manifestement guide de son état (il emmenait ce jour deux clients anglais, tout à fait
sympathiques au demeurant) nous allons l’appeler « Personne », « Bruno Personne » puisque ses clients l’appelaient Bruno, était remonté à bloc. Donc, « Bruno Personne » commença un
monologue richement structuré sur base d’injures.
- Tout a déjà été fait ici,
pauvres Blaireaux, y’a plus rien à faire sur cette face, tu vas voir tes spits.
Traduction : barre-toi de mon rocher. Vous remarquerez que « Personne » était passé au tutoiement, signifiant ainsi que nous avions fini de faire connaissance. Je tentais bien un :
- On se calme.
Mais le sanguin était manifestement incontrôlable et continua son florissant monologue :
- Tu vas voir tes spits, blaireau, gros connard, …et tu vas voir tes spits ce que je vais en faire.
Ca faisait penser à un sketch à la Desproges. Enfin, après un dernier râle incompréhensible, « Bruno Personne » s’en fut en sautillant dans les belles dalles du Korbé.
Avouons-le, nous étions bien
déconcertés, Dominique et moi. En plus de 20 ans de grimpe et d’ouverture de voies, jamais nous n’avions été confrontés à situation aussi débile. Heureusement, les vastes et belles
dalles compactes au-dessus de la grande vire eurent vite fait de nous redonner le moral et de nous conforter dans le bien fondé de notre « téméraire » entreprise. Tout en grimpant, nous avions pris notre décision :
le Sieur « Personne » touchait à un seul de nos spits, et nous les « Maudits Bl’héros » nous portions plainte contre lui (il avait stupidement et clairement hurlé ses intentions devant au moins 6
personnes). Et puis, et puis, le temps passant, nous nous sommes dit que le Chablais n’avait pas besoin d’une nouvelle polémique dérisoire qui fait tant rigoler nos voisins. En tout cas, nous ne voulions pas en faire partie.
Ainsi nous avons décidé de ne pas équiper, dans un premier temps, les trois premières longueurs jusqu’à la grande vire (dommage car le rocher y est très beau) et nous nous sommes contentés des belles dalles supérieures. Comme ça, « Bruno
Personne », le Seigneur des lieux, gardera ses lignes de rappel intactes pour lui tout seul et par la même occasion ses desseins incompréhensibles. Et puis, à moins d’être aveugle, difficile d’ignorer qu’il est des
combats plus importants, non ? Comment dites-vous ? Y’a un paquet d’aveugles dans le monde…? Allez, Carpe Diem.
A titre d’amusement, je me suis livré à une petite recherche : savez-vous combien de personnes ont pour nom de famille « Personne » en France ?
- 431 sur l’ensemble du territoire
- 32 sur Rhône Alpes
- et 4 sur le 74.
Par contre, …aucune de ces « Personne » n’a pour prénom Bruno
J.
Wahil Saïd Thonon, le 16 août 2003.