L'I.G.N. met la Tête Noire bien plus à l'est, à droite de la Tête Blanche en suivant les rochers du Jotty. D'où vient l'erreur, de l'interpolation fantaisiste d'un Chablino-grimpeur, de l'hallucination d'un cartographe visualisant des photos de reconnaissance à l'envers ou d'un bouleversement sismique qui inversa les deux pointes? Cette énigme obsédante restera certainement à jamais classée sans suite. Mais quelle importance, avec ou sans carte, aucune chance de rater la dalle, dressée comme une anomalie en ces lieux ordinairement presque débonnaires.
L'accès au pied de la citadelle se mérite : il vous faudra tout d'abord franchir un socle raide à la végétation tropicale avant d'atteindre son fondement. Remontez jusqu'à un arbre mort qui marque le départ des « Ailes de la Liberté », et là, la joue collée contre la pierre blanchâtre, levez les yeux. Vous verrez une surface apparemment sans relief, bien trop compacte, bien trop raide, bien trop propre si ce n'est la présence, parfois gênante, de lichens ébahis de voir des bipèdes en ces parages. Pourtant, ne vous déroutez pas, grimpez, vous serez étonnés de découvrir à quel point la roche est structurée, bien sûr, pas toujours suffisamment, mais assez pour que tout, ou presque, puisse passer en libre...entre quelques points de repos salvateurs.
Hormis pour « Les Ailes de la Liberté » toutes les cotations données ci-dessous sont indicatives et nécessitent d'être confirmées. Toutes les voies sont très athlétiques.
Les ailes de la liberté
Toujours elle1 lui
fut chère cette paroi
solitaire, inventée là, à l’écart des sentiers. Rouge point piquant la dalle encore ensoleillée, il émerge de la houle immobile. L’ombre de la
Tête noire s’avance sur le calcaire lisse, la
Tête blanche brise la mer montante des stratus et croise au loin un horizon de montagne. Accroché sur son désert vertical, il scrute et palpe encore cette dalle glissant doucement dans le froid nord-ouest. C’est la dernière longueur des
Ailes de la liberté, tout passe en libre, sans artifice, dans la fine structure du rocher. Fine, lisse et plate, la plaque se protège des vagues de grimpeurs, des foules conquérantes, et l’homme de
Mévonne veille, jaloux, sur ses voies ouvertes en silence. Un jour viendrait couleur de foire, où les tourniquets freineraient la queue des grimpeurs acharnés, tickets en main, aile dans le sac, prêts à la course verticale et au vol consommé. Jour de colère vite oublié, le cauchemar épargne cette majestueuse paroi solitaire protégée par sa fraîcheur et une mythique cotation 8a pour sa sixième longueur de grimpe. Le soleil décline, plus qu’une petite heure pour le rappel au tumulte. Mais quel rappel ! 180 mètres jusqu’à l’arbre foudroyé.
Mémises, Boré, Oche et
Bise au loin, de prés
Ouzon et
Tréchauffex, cette faille de
Mévonne arrache encore à l’océan calcaire, quelques pans d’infini.
Robert Mougenel
1 Emprunt au poème de Léopardi, L’Infini.