Moustiqu'Oche : l'histoire
Blotti sous un petit surplomb, Dominique, qui m’assurait à l’épaule, et qui sous la dynamique gravitationnelle de ma leste personne s’est vu impitoyablement arraché de son précaire petit cocon pour aller s’encastrer dans le petit surplomb qui le dominait, me regarde avec un air effaré (il a un incontestable talent pour ça) pendouiller grotesquement en-dessous de lui avec un nuage de moustiques autour de la tête. Dans un vol de plus de 30 mètres, je viens de déboutonner (j’aime bien cette expression, je l’ai lue dans des bouquins d’apocalypse montagnarde et ça fait très professionnel) quasiment toute la quatrième longueur au-dessus de moi et toute la ferraille cliquette maintenant lamentablement sur mon nœud de corde. Il me lance un anxieux «Ça va ?» qui suit la confusion des grands événements dont l’issue reste encore incertaine. Crânement, je réponds avec une vraie fausse bravoure par un emphatique «No problem». Toujours suivi par mon cumulonimbus de moustiques, qui, après mon essai de voltige, m’a définitivement adopté comme membre honoraire de sa famille, je remonte très prudemment à la corde et constate comme dans les bons films, ceux qui finissent bien, que le dernier piton, planté tête en bas m'a retenu. Pas vraiment étonnant, vu notre matos : pitons de type barre à mine alors que seules des lames fines et ultra courtes permettent de domestiquer les maudites fissures étroites et bouchées de la face Nord de la Dent d'Oche, jeu de coinceurs ultra fantaisistes et pas de la bonne taille (pas question de friends non compatibles avec nos modestes revenus de l'époque, d'ailleurs, peut être que ça n'existait même pas à cette ère, je ne sais plus). Échaudés, d'un instantané et commun accord, nous décidons avec une sagesse toute emprunte de philosophie de remettre à plus tard nos captivantes études sur la gravitation universelle et tirons les rappels toujours entourés par nos amis insectes qui, manifestement, avaient trouvé avec nous le moyen de se faire une bonne petite fête de fin de saison, afin de rentrer en hibernation la panse bien remplie de bon sang de blaireaux.
Un retour en trombe nous ramène sur Thonon à bord de l’Ami 8 du futur Seigneur de Sciez, ce qui, vu avec le recul de quelques décennies, constituait certainement le moment le plus dangereux de la journée. Il faut vous dire que l’Illustre, enivré dès son plus jeune âge aux lectures de Michel Vaillant, avait une conception de la conduite automobile qui semblait être la synthèse d’un bestial croisement entre Vatanen et Ben-Hur. Dans les virages, malheureusement nombreux en Chablais, deux roues lui auraient suffit, mais bon comme le Maharaja de Sciez en avait payé quatre, il s’exprimait avec sa gouaille inimitable pour quatre… Seuls quelques élégants tonneaux effectués quelques années plus tard dans une étonnante discrétion (c’est la discrétion qui est étonnante, pas les tonneaux) lui permirent de revenir à une conception, disons plus familiale, de la conduite même s’il est sujet de temps à autres à quelques rares mais très fiévreuses rechutes.
C’est donc, avec la peau couverte de l’écume blanche du devoir accompli pour le Monarque Sciezois et de l’écume verte de la peur mal maîtrisée pour moi, que nous nous précipitons à «Sport Service», magasin bien connu à l'époque par les grimpeurs, pour compléter notre vétuste matériel. Quelques pitons courts, trois-quatre coinceurs supplémentaires et nous voilà suréquipés. Pas tout à fait, car Michel Richard qui gérait le célèbre magasin, flairant avec une salvatrice intuition le futur très probable grabuge qui inévitablement allait faire la une du Messager (la gazette locale), nous propose le produit miracle : le gollot, oui j’ai nommé, le gollot. On disait comme ça à l’époque et ça n’était rien de plus qu’un misérable boulon de huit monté sur une vulgaire plaquette alu ressemblant à si méprendre à un couvercle de bouffe pour chat. Michel, moitié paternel, moitié railleur, nous explique le pourquoi et le comment de l'installation de cet ustensile magique, ceci avec moult schémas qui auraient pu constituer le premier bréviaire de la célèbre collection des nuls : « Le gollot pour les Nuls » (pour ceux qui ne suivent pas, les nuls c’était nous). C'est donc, équipé d'un tamponnoir rouge flambant neuf et de notre bréviaire, toujours talonnés par nos compères moustiques, que nous retournons nous les geler là-haut. Finalement, après quelques coups de marteau sur les gollots et les pitons et autant sur nos doigts, le tout entrecoupé de ténébreuses manœuvres de cordes que, malgré la prescription du temps, je ne puis vous conter par peur d’être enfermé pour grave désordre mental, nous sortons sans trop de mal et surtout pas peu fiers notre première voie. Les moustiques, uniques témoins de l’affaire et qui doivent encore en glousser, nous ont, vous l’aurez deviné, très naturellement inspirés ce léger petit jeu d’esprit que constitue le nom de la voie.
Aujourd'hui, je me demande toujours ce qui nous a pris avec Petto, le Calife de Sciez, de choisir cette ligne, belle il est vrai, comme baptême d'ouverture. Ingénus, nous n'avions à l'époque aucune expérience de première, jamais planté un piton si ce n'est un ou deux sur un bloc du parking juste pour vérifier s’il était vrai que ça chantait du ZZ Top sous le marteau. L’Altesse de Sciez, dont l’oreille mélomane affutée par des années de grosse caisse est incontestable, avait validé notre méthode du chant du piton avec le succès vu plus haut. La raison, dont nous étions manifestement en carence, aurait dû nous faire choisir un cheminement, simple, court, ludique et bien exposé au soleil : ce n'est pas ce qui manquait dans la région. Non, pour nous, seule comptait cette escalade obsédante et curieusement ignorée dans la face nord du mythe chablaisien, et de surcroît en octobre quand ça caille, pour que « l’exploit », à l’image des plus belles aventures montagnardes, soit incontestable. Enfin, un grand merci quand même à cette bonne étoile qui nous a protégé de notre naïve et inconsciente insouciance.
Toponymie de la Ravanel
Curieusement, les anciens étaient plutôt conformistes dans leurs choix des noms de voies et se limitaient à de platoniques voie nord, fissure ouest ou voie Machin, du nom de l’ouvreur. C’est ainsi que la première voie historique en face nord de la dent d’Oche fut dénommée la « voie Ravanel » puis plus communément la « Ravanel » du nom de ses légendaires ouvreurs, les Ravanel, « ceux de Chamonix » comme les
appelaient souvent les montagnards de la vallée. Les topos contemporains se limitent bien souvent à une suite de chiffres et d’informations strictement techniques, sensées refléter le plus précisément possible la difficulté et donc la performance pure. Avant guerre, les descriptions dans les guides (on ne parlait pas de topo à l’époque) donnaient rarement des précisions sur les difficultés des voies et se contentaient souvent de laconiques qualificatifs tels que « facile, difficile ou pénible ». Par contre, ces anciens, toujours en quête de symboles, savaient faire preuve d’imagination et souvent de
poésie dans la description et la toponymie des passages d’une escalade, notamment lorsque celle-ci sortait de l’ordinaire. La face nord de l’Eiger, constitue l’exemple le plus frappant de cette symbolique. C’est ainsi que la description de l’itinéraire est rythmée par de nombreuses métaphores qui évoquent mais aussi renforcent incontestablement l’histoire mouvementée et souvent dramatique de la face. On trouve ainsi : « la difficile fissure, la traversée Hinterstoisser, le bivouac de la mort, la rampe, la traversée des dieux, l'araignée, le fer à repasser, la mouche…».
Toute proportion gardée, même si certains dans un moment d’égarement se risquent à comparer la Dent d’Oche à un petit Cervin, la Ravanel, voie mythique et convoitée pour les locaux n’échappe pas à cette règle. C’est ainsi qu’au fil de l’ascension, l’on trouve : « la vire aux Thononnais », large et confortable, perchée au-dessus de raides pentes d’herbe et qui marque, en quelque sorte, le départ de la voie. Plus haut, dans la grande fissure, on trouve « le pas du chat » suivit de « la niche ». « La brèche du déjeuner » située entre la pointe Yvonne et la face nord proprement dite
marque le milieu de la face et s’avère pratique pour casser la croûte (ou aujourd’hui pour manger son mini-Mars). Le « tunnel pass », un orifice vertical permet de rejoindre le « balcon » au pied de la « fissure Ravanel » crux de la voie. La fissure est coupée en deux par un replat, le « balcon supérieur ». On en termine enfin en passant « la plate-forme » suivie de la dernière difficulté « la dalle lisse Néplaz-Dupont». La plupart de ces noms ont été donnés par les seconds (René et Georges Néplaz, Denis Dupont le 15 juin 1936) et troisièmes (René et Georges Néplaz, Pierre Barone et Henri Raffin le 30 août 1936) ascensionnistes.